Il faisait plein soleil sur la route de campagne, mais le SUV de location -une Peugeot 3008- avançait noir comme la nuit. A son bord, deux Américains : Kelly Dolfer, alias Candy, et James Cottonmouth Rattler. La jeune femme venait de résumer la situation : - On va faire comment ? C'est le confinement, le shutdown. Les gens restent à la maison ou travaillent depuis chez eux. L'un et l'autre avaient décidé de ne parler qu'en français, réservant l'anglais aux situations d'urgence. Perfectionnistes, c'est à ce genre de détails qu'ils devaient d'être encore en vie. - Pourquoi ? Parce que les Frenchies travaillent quelquefois ? Me fait pas rire ! - C'est pas vraiment à nous de donner des leçons, tu ne crois pas ? Elle s'englobait dans la critique. Même intime avec Rattler, il valait mieux rester prudente. Et pourtant leur intimité n'allait pas sans un immense respect de part et d'autre -celui des fauves. Candy était une très belle fille au visage d'ange sous un déroulement de cheveux auburn. Élancée, faite au tour, elle combinait une forme d'innocence avec un pouvoir intimidant : le genre auquel il est clair qu'on ne touche pas si elle ne vous en donne pas la permission écrite. Titulaire d'un major en langue française, elle avait été stripteaseuse pour payer ses études à la Louisiana State University et associait de solides bases académiques à tous les savoirs de la rue. En voyage elle s'habillait sobrement : blouse blanche et pantalon kaki du plus bel effet. Ses talons aiguilles semblaient faire partie intégrante de son corps. Jim savait comme elle qu'il suffirait d'une anicroche pour que leur situation précaire se transforme en cavale. Il n'y avait guère d'autre choix que de garder son calme et son métabolisme devint presque aussi bas que celui du mocassin d'eau dont il avait hérité son surnom : la seule vipère aquatique au monde, noire à l'état adulte, ouvrant une bouche à la blancheur de coton pour avertir avant de frapper. Il n'était pas dans sa philosophie de terroriser inutilement les gens. Néanmoins il se devait -et c'est humain- de veiller à sa sécurité et à sa liberté d'abord, ainsi qu'à celles de Candy. Jeune cadre à sa manière, il travaillait dans une entreprise qui acheminait par porte-conteneurs diverses poudres, de La nouvelle-Orléans jusqu'à Saint-Nazaire. De l'estuaire du Mississipi à celui de la Loire, il y avait une logique. Un partenaire nazairien ayant malheureusement égaré les quelque 80 kg du dernier envoi, Jim -qui parlait français car Cajun de naissance- avait été dépêché sur place pour une informelle conversation. Le malentendu avait été rapidement levé malgré la différence des cultures et le corps du fautif reposait à présent sous une chape de ciment chez un honorable correspondant qui refaisait justement sa salle de bains... Candy avait souhaité faire un crochet par la Bretagne pour visiter le site de Locuon et la pointe du Raz. C'est au retour de cette côte ravagée par les tempêtes que le couperet du confinement était tombé. Dans la foulée, Trump avait décrété le gel des vols à destination des États-Unis, sauf cas de rapatriement. Les passeports des deux villégiateurs étaient habilement maquillés, mais des vérifications supplémentaires avaient lieu lors des embarquements. Les critères changeaient, il s'avérait prudent de temporiser. D'autant que les flics de Saint-Nazaire allaient vite remarquer la disparition d'un membre peu regretté du banditisme local. Et il n'était pas exclu qu'ils s'intéressent à la connexion américaine. Et puis le pays semblait tout simplement se vider. Jim et Candy s'arrêtaient dans des restaurants de plus en plus déserts, jusqu'à se retrouver seuls clients. Ils sentaient, chez les patrons et les personnels des hôtels, de la nervosité. Jusqu'au jour où les bars et les restaurant avaient fermé, les réduisant à un régime de galettes bretonnes achetées en chemin. On parlait d'attestations de sortie. La seule option était de disparaître, mais, pour cela, il fallait trouver l'endroit. Ils passèrent une Renault qui semblait abandonnée sur le bord de la route et, par précaution, firent encore deux kilomètres avant de s'arrêter en rase campagne. Un paysage de champs ouverts avec, dans les creux, des restes de bocage s'étendait jusqu'à l'horizon où semblait clignoter le clocher d'une église. Sur les bords de la route le printemps explosait. Le retour de la chaleur était sensible en cette fin d'après-midi. Jim s'était déplié hors de la voiture. Il était grand et beau comme un serpent. Il portait un costume noir, une chemise de soie grise aux reflets argentés et une cravate en fil accrochée par une turquoise, des chaussures dans lesquelles il aurait pu se mirer. Ses gants de cuir fin l'apparentaient au fantôme de Vince Taylor. Il avait le crâne rasé et son teint mat trahissait une ascendance indienne. - Trouvons une maison où on pourra cacher la voiture. Celle-ci leur tendait les bras dès l'entrée du village. C'était une longère tournant le dos à la route. Augmentée d'un garage à angle droit, elle entourait une cour et se prolongeait de granges jusqu'à l'orée des champs. Ils rangèrent la grosse Peugeot derrière un mur. Et frappèrent. Un homme jeune vint leur ouvrir, un agriculteur en bleu de travail. Médusé il regarda ces deux silhouettes, inexplicables comme des apparitions dans l'entrée de granit. - Nous sommes Candy Dolfer et Jim Rattler, des touristes américains. Nous n'avons plus devol pour rentrer et sommes bloqués en Bretagne. S'il vous plaît, pourriez-vous nous accueillir ? Nous paierons ce qu'il faudra. - Daniel Crenn, répondit l'homme qui avait l'intuition qu'il devrait jouer serré. Je comprendsvotre problème, mais je ne vois pas comment je pourrais vous aider. Vous savez : le confinement, les distances de sécurité, les gestes barrière... Nous sommes une famille de quatre et les risques de contagion sont trop grands. Je suis désolé pour vous. Candy avait le regard baigné de lointains nuages. Mais Cottonmouth en avait assez entendu. - Par Jerry Lee The Killer! Assez rigolé et assez perdu de temps ! On entre et on discute après! L'éclair de cobalt qui lui traversa les yeux fit reculer Daniel. Sa femme rentrait au même instant. - Julie, dit-elle, s'adressant aux étrangers. Je suis infirmière et je reviens de ma tournée. Puis, se tournant vers son mari : - J'ai encore pas mal de visites à faire ! A commencer par la mère de Germaine demain matin. Elle fit un vague geste en direction d'une maison qu'on devinait dans l'axe de la cour. C'est ensuite qu'elle réalisa le côté anormal de la situation et se figea. Rattler eut un mouvement reptilien qui fit apparaître la crosse d'un Colt Cobra dans son holster. Julie et Daniel avaient compris. Ce dernier garda son calme. Il savait qu'il n'avait pas affaire à des touristes ou qu'alors c'était un tourisme d'une nouvelle sorte : du genre mortel. Candy prit la parole : - Ne voyez pas ça comme une prise d'otages. Disons qu'on s'invite. Nous prenons la chambredu bas et vous logerez tous à l'étage. Ne pensez même pas à appeler au secours par téléphone ou par e-mail car alors vous comprendrez pourquoi Jim est plus craint en Louisiane que les alligators du Bayou. Candy avait le don d'apaiser et la Southern Belle n'était pas sans talent pédagogique. Sa bienveillance n'en était pas moins sous-tendue d'une menace de mort. Elle précisa qu'ils ne s'en prendraient pas aux enfants tout en appuyant sur la responsabilité des parents. Eux seuls pouvaient trouver les arguments qui garantiraient la discrétion de leur progéniture. Ils venaient d'apparaître comme par magie : Zoé -11 ans- était une préadolescente éveillée au visage rêveur ; Arthur -6 ans- semblait plus taquin, quoique visiblement impressionné. Dès le lendemain matin -la nuit avait été d'un calme sépulcral- la vie quotidienne, pas à pas, s'organisa. On se partageait les tâches, on s'évaluait autour d'un bol de café, la politesse n'était pas exclue des rares échanges. Candy s'était changée et avait revêtu une robe rouge et moulante. Elle avait remarqué que Zoé -qui était en 6e- travaillait à distance avec ses professeurs et l'aida à faire un devoir d'anglais. Arthur tournait autour de Jim, chez qui il pressentait le mystère et l'aventure, et le regarda nettoyer ouvertement son Colt King Cobra 357 Magnum au bout de la table. Cottonmouth affectionnait ce calibre 38 qui combinait la discrétion à la puissance, même s'il pouvait surprendre le néophyte par son cabrage de recul alors même qu'on le tenait à deux mains, les bras tendus. Tandis qu'il s'affairait entre les écouvillons et les tournevis, l'enfant l'interrogea sur l'arme, à la fois inquiet et fasciné. Mais Rattler le rassura avec ce détachement cool directement importé du Sud profond : - C'est pour chasser les lapins. Tu as remarqué que, depuis que les gens sont en cage, ilsreviennent dans les rues des villes et des villages ? Damnés rabbits! Le garçonnet n'insista pas. Par Alexis GLOAGUEN. Homme des bois et naturaliste, passsionné par l'Amérique du Nord où il a vécu 18 ans, Alexis Gloaguen écrit de la poésie en prose, et s'essaie ici pour la première fois au roman. https://alexisgloaguen.weebly.com
Quelque part en Bretagne pendant le confinement... 20 auteurs bretons de premier plan conjuguent leurs talents pour dérouler un roman-feuilleton collectif totalement inédit, plein de suspense. Le mouchard s'appelle Gestapo, ça promet !